Le premier ministre dénonce un plan concerté pour abattre le régime
Par Paul Balta et Michel Deuré
Le Monde
Tunis. – Tunis était encore, ce mercredi matin 4 janvier, sous le choc des émeutes dont elle a été la proie tout au long de la journée de mardi. Alors que reprenaient lentement les activités, des chars de l’armée principaux carrefours et aux entrées de la ville.
C’est que, devant la montée de la révolte du Sud jusque dans les murs, et dans d’autres grandes villes. Le Président Bourguiba venait de décréter l’état d’urgence général et le couvre-feu de 18 heures à 5 heures du matin pour parer au risque d’un embrassement du pays tout entier. En outre, tous les établissements scolaires et les universités qui étaient en grève on été fermés jusqu’à samedi.
Le bilan parait déjà lourd. Il a très largement dépassé le chiffre des quatre morts annoncés par le ministère de l’intérieur voilà, quarante huit heures. Dans le Sud, selon diverses informations concordantes, le nombre des victimes atteindrait au moins la vingtaine et les blessés se compteraient par centaines.
C’est aux premières heures de la matinée, mardi, que Tunis a commencé à s’embraser. Des incendies ont d’abord éclaté autour des établissements scolaires situés sur les boulevards périphériques. Ecoliers et lycéens de quatorze à dix-huit ans se contentent alors de lancer des pierres sur des voitures et sur les autobus, blessant les passagers, qui se rendent au travail ; le ton monte rapidement, et, avant que la police n’intervienne, des véhicules en stationnement sont incendiés. Des adolescents désœuvrés, dont la capitale fourmille, viennent très vite en renfort.
Dans le même temps, une partie des habitants de certaines cités populaires de la ceinture entrent en effervescence, et bientôt des jonctions s’opèrent entre les divers groupes qui commencent à envahir le centre de la ville. C’est alors que la véritable explosion se produit. Elle durera jusqu’à la tombée de la nuit.
Les manifestants déferlent et n’épargnent rien. Ils saccagent des lycées et tentent de les incendier. Tout véhicule se trouvant sur leur passage est attaqué a coups de pierres et souvent détruit ou brûlé, les vitrines des magasins qui n’avaient pas eu le temps de baisser leur rideau volent en éclats, les étalages sont pillés. Les magasins de luxe et les supermarchés sont les premières cibles. Mais, très vite, les plus modestes boutiques ne sont plus épargnées.
En début d’après-midi, le vandalisme atteint son paroxysme. Après le pillage, c’est le saccage gratuit. Des bandes d’énergumènes qui prétendaient vouloir dénoncer l’augmentation du prix du pain et se solidariser avec leurs « frères du Sud » se déchaînent, hilares, heureux de détruire. Ils arrachent les panneaux de signalisation, démolissent les parcomètres en s’empressant de récupérer la monnaie, brisent tout sur leur passage, tentent même de mettre le feu à quelques immeubles et brûlent, sur les hauteurs de la ville, le dépôt de matériel de l’entreprise qui construit le futur métro.
Tout au long de la journée, les manifestants ont semblé utiliser une tactique qui rappelait étrangement celle des foules de Téhéran lors des folles semaines qui ont précédé l’effondrement de la monarchie en février 1979. Des rassemblements de cinq cents à mille personnes mobilisaient la police qui s’efforçait de les disperser par des interventions à la matraque ou par des jets de grenades lacrymogènes, tandis que des groupes plus réduits s’égaillaient en toute quiétude dans les rues avoisinantes. On ne pouvait pas ne pas remarquer que leurs mouvements étaient coordonnés par quelques-uns de leur aînés se déplaçant à motocyclette.
Ainsi, pendant des heures, les émeutiers ont pu paraître maîtres de la ville, les forces de l’ordre ne pouvant qu’être débordées. Manifestement, les autorités n’avaient pas prévu une telle situation. Mais, devant ce déchaînement, elles ont aussi répugné à faire appel aux militaires avant la proclamation de l’état d’urgence, pour limiter l’effusion de sang, contrairement à ce qui s’était passé dans des circonstances analogues le 16 janvier 1978.
De mêmes actes de vandalisme se sont produits dans la périphérie, et jusque dans les banlieues résidentielles. C’est ainsi, notamment, que le supermarché de Carthage, à quelque 500 mètres du palais présidentiel, a été envahi par des jeunes qui, après avoir pillé les rayons, ont dévasté le magasin, semant la panique parmi les ménagères qui s’y trouvaient avec leurs enfants.
Les forces de l’ordre ont été acheminées en grand nombre à Sfax à Kairouan et au Kef dans le Nord, à la suite des manifestations qui s’y sont déroulées le 3 janvier.
…Ce n’est que tard dans la soirée que M. Mohamed Mzali s’est adressé à la population dans une allocution radiotélévisée. Le visage grave, le premier ministre a développé deux thèmes principaux : les émeutes visaient à déstabiliser l’Etat, le gouvernement demeurera ferme.
- Mzali a longuement expliqué les raisons qui ont conduit le gouvernement à doubler le prix du pain, qui n’avait pas été augmenté depuis une quinzaine d’années. Puis il a énuméré les mesures qui ont été prises en faveur des catégories les moins nanties pour compenser cette hausse. Annoncées depuis plusieurs semaines, ces mesures n’avaient cependant été précisées et chiffrées que vingt-quatre heures plus tôt, alors qu’il était déjà trop tard, la révolte ayant éclaté dans le Sud.
Mais, pour le premier ministre, la décision gouvernementale n’a été qu’un prétexte : « Il y a eu manipulation, a-t-il dit. Les jeunes ont été entraînés et fourvoyés dans des mouvements en apparence spontanés, mais derrière lesquels existaient tout un plan de déstabilisation et des éléments plus ou moins inspirés par certaines influences dont le but déclaré était d’abattre le régime ». Il a d’autre part annoncé que l’état d’urgence et le couvre feu seront maintenus « tout le temps qu’il faudra pour permettre de débusquer les fauteurs de troubles, que dérange le climat démocratique existant désormais en Tunisie ».